Hey! Heeeeey! - Le bus rouge à deux étages pompe un épais nuage noir de crasse au pétrole et décampe. - Come on! - Pris par les gaz d'échappement, je tousse à m'en user la gorge, essoufflé et les mains sur les hanches. Si j'avais l'air d'un sportif sur un terrain de n'importe quel sport, je n'en aurais bien que l'air. À l'intérieur, mes poumons agonisent et mon cœur ne demande qu'à sauter. La seule raison pour laquelle je parais en forme, c'est que je ne mange pas à ma faim, et que je marche beaucoup. Avec mes jambes trop courtes. Parce que je suis toujours en train de rater un bus, un métro... Rarement juste par ma propre faute, cela dit. Enfin, ce n'est pas comme si les fantômes payaient un abonnement de bus pour rien.

Réassurant la position de ma sacoche autour de mon torse, j'inspire un bon coup sans m'étouffer et soupire avec lourdeur. - Fuck it. - Commençant à marcher, je dégaine mon un smartphone, sous marque, particulièrement vieux et à l'écran brisé, et tape un message. Can you cover for me? Missed my bus. Here as soon as I can. Aussitôt le message parti, je fourre l'antiquité dans ma poche, mes mains dans celles de ma veste, et accélère le rythme. En bus, il m'aurait fallu une quinzaine de minutes pour arriver sur place. C'est pourtant bien une trentaine que mes jambes subissent pour passer la petite clochette de la porte du café, comme une manière sadique de m'empêcher d'arriver discrètement. Heureusement, le patron est rarement en salle.

Sorry, mate. Got out of my class a little late, and then the bus, and... Anyway. - Je lance ça en passant, comme un coup de vent, et saute presque derrière le comptoir pour aller jeter mon sac dans l'arrière boutique. Une petite pièce qui sert autant de réserve que de vestiaire. Ne travaillant pas ici à temps plein, j'utilise un tablier sans nom, portant juste une épingle interchangeable. Je le passe autour de mon cou et revient dans la salle, levant le nez vers le garçon au "Adam" plus durablement noté sur son propre tablier. - Missed anything?

Métal des cuillères contre les tasses de porcelaine, sifflement des buses vapeur, percolateurs qui ronronnent en brassant des litres de café. Le mélange de sons divers l'entourait comme une bulle familière alors qu'il s'activait derrière le comptoir, à préparer commande sur commande dans une série de gestes devenus familier, alors que son esprit dérivait ailleurs, sans pour autant le mener à commettre la moindre erreur. Son cerveau agissait comme si divisé en deux, son attention de surface allouée tout entière à la préparation de boissons. S'alliant à sa mémoire musculaire, elle lui permettait de bouger presque comme s'il était sur pilot automatique, alors qu'en profondeur son esprit s'évadait, plongé dans des souvenirs d'aventures menées entre deux jours de travails et dans des questionnements incessants.

Il perçut à peine la vibration de son téléphone dans la poche de son tablier, jetant un coup d'oeil  l'écran plus par réflexe qu'autre chose.

Retard. Il s'en remettrait, il lui faudrait juste tenir un cadence un peu plus élevée le temps qu'Andrew arrive.

D'un geste du pouce, il envoya une réponse brève. Un simple emoji au pouce relevé, comme pour dire "ok, pas de problème". Et il continua à s'activer, n'ayant qu'à peine le temps d'adresser aux clients un sourire de politesse avant de repartir dans sa valse frénétique créatrice de boissons caféinées.

Le hasard ayant parfois un sens douteux de l'humour, le retardataire arriva finalement juste au moment où le rush s'atténuait un peu, et qu'il prenait enfin le temps de souffler. Il prit encore le temps d'enfourner une dizaine de tasses dans le lave vaisselle avant de se retourner vers celui-ci, qui était encore en train de nouer son tablier.

- No worries, it happens. It's just the two of us this evening though, Sally got sick.

Il adressa un léger sourire à l'autre barista, se voulant rassurant sur le problème du retard qui n'en était pas vraiment un. Ca n'arrivait que rarement, et Andrew était suffisamment efficace dans son travail pour qu'il ne se formalise pas d'un délais d'à peine dix minutes.

- As for what you missed... A guy ordered a large cup filled with twenty shots of expresso. I think he was on his way to fight god. So nothing unusual, you know...

Haussement d'épaule, sourire de connivence. Des commandes de ce style, aussi surprenantes qu'elles puissent être au début, il avait vite appris à ne plus se poser de questions sur l'humanité des clients qui les passaient. D'autant moins depuis qu'il avait commencé à voyager avec le Professeur, ce qui l'avait amené à réviser quelque peu l'idée selon laquelle lesdits clients étaient forcément tous véritablement humains.

Weird. She never get sick. - Sally est une étudiante elle aussi. Je la croise parfois à l'université, même si elle suit un cursus différent. Physique appliquée. Jeune femme pragmatique aux idées plutôt arrêtées en terme de tout ce qui se passe hors du spectre de la science. Autrement dit, je doute jamais lui parler de mes petits amis les fantômes. Quoi qu'il en soit, elle a l'avantage d'habiter à proximité du café. Un détail géographique très utile pour éviter d'être en retard, contrairement à moi, tributaire des bus et autres aléas du destin. Ou du hasard. Ou des morts. Bref.

As for what you missed... A guy ordered a large cup filled with twenty shots of expresso. I think he was on his way to fight god. So nothing unusual, you know... - Un sourire m'échappe. - If they find him dying from a heart attack, we're not responsable. - Lâché-je, cynique, d'une voix assez basse que les clients ne m'entendent pas. - Anyway. I guess it's just you and me tonight. - Finis-je par soupirer tout en réarrangeant quelques éléments de l'une des machines.

Sur ces petites manipulations, un couple approche du comptoir et je fais un pas en avant, donnant à Adam un peu plus de temps pour souffler. Deux touristes, à s'en tenir à leur apparence. L'accent achève de me convaincre, cela dit. Un café noir pour madame, un moka double chocolat avec lait d'amande pour monsieur. Pas spécialement l'esprit mathématique, travailler ici m'aura au moins appris à compter mentalement avec efficacité. Je les encaisse, prépare leur commande et la leur remet. Naturellement, comme le veux la tradition, le "Jeanne" qu'elle m'a donné pour les appeler s'est transformé en un "June" bien clair, marqué sur les gobelets. Je dois admettre, la plupart du temps, je le fais exprès rien que par principe.

I think I'll swing by Sandy's place after work. - Dis-je en revenant vers Adam, entre deux clients. - She's not sick often. I wanna check if she's ok. - Un regard balaye les patisseries en vitrine. - Do you think I should get her something to drink? Maybe a hot chocolate or something?

- Tell me about it...

Jamais malade, habituellement en tout cas. Son shift avait été bien plus intense que d'habitude du fait de l'absence de la jeune femme. Non pas qu'il la blâme, ça n'était pas comme si elle y pouvait quelque chose, et elle s'était suffisamment répandue en excuses lorsqu'elle avait appelé pour prévenir pour qu'il prenne la mesure de l'embarras qu'elle ressentait à l'idée de le laisser en plan. Pour autant, son début d'après-midi n'avait pas été de tout repos à devoir gérer une bonne partie de la charge de travail seul.

Il se retourna vers Andrew quand celui-ci réaffirma dans un soupir qu'ils ne seraient que deux pour la fin de journée, et il lui adressa un regard chargé d'ironie avant de répondre.

- Cache ton enthousiasme. Je sais que je suis probablement le collègue le plus désagréable qui soit, mais tu pourrais au moins faire l'effort de cacher ta déception à l'idée d'avoir à me supporter.

Sa réplique fit sourire les deux touristes dont Andrew prit la commande, et il laissa l'autre barista mener à bien encaissement et préparation tandis que lui-même nettoyait les quelques ustensiles qu'il avait laissé trainer au fond de l'évier, faute de trouver le temps jusque là de s'en occuper.

- I think I'll swing by Sandy's place after work. She's not sick often. I wanna check if she's ok. Do you think I should get her something to drink? Maybe a hot chocolate or something?

- That's not a bad idea, cocoa is always nice when you've caught a cold... Do you want me to come by with you? It's not like i have a lot planned this evening... And it'll probably cheer her up to see some friendly faces.

That's not a bad idea, cocoa is always nice when you've caught a cold... Do you want me to come by with you? It's not like i have a lot planned this evening... And it'll probably cheer her up to see some friendly faces. - Bold of you to assume you have a friendly face. - Lâché-je tout en essuyant quelques éclaboussures avant de réaliser avoir dit ça un peu trop spontanément. - I'm kidding. - Me reprends-je, levant les yeux vers lui. - You're... ok. We can work with that. - Plaisanté-je en revenant  balayer la salle du regard. - But sure, we can go together. She didn't strike me as the ermit kind. She probably won't mind having us both at the same time.

J'en connais que ça rendrait anxieux. Je n'ai pas à chercher plus loin que ce type dans ma classe, toujours dans son coin. Je suis persuadé que si on allait chez lui sans prévenir, il se roulerait en boule. Je ne juge pas, bien sûr. Moi-même je préfère être prévenu à l'avance, mais les raisons sont différentes. Je pourrais avoir déjà un thé avec quelques fantômes. Ou simplement être absorbé par un dessin.

Profitant d'un instant, je lève le nez vers l'horloge analogique, en haut du mur. - We still have time, though. - Mon shift vient de commencer, et nous sommes bons jusqu'à la fermeture. Quelques heures nous séparent de la liberté. Heureusement que j'aime bien travailler ici, en général. Attrapant une pince et une assiette, je prélève une part de cheesecake de la vitrine et me dirige vers le petit frigo. - Hmm... No, that's not for her. Don't mind me. - Dis-je, l'air innocent, en me mettant de côté la part de paradis calorique. J'ai beau ne pas être bien épais, je mange quand même. Un peu. La petite clochette au-dessus de la porte s'agite. Je tourne la tête pour voir entrer un homme en costume noir, les traits tirés par une musculature particulièrement sèche, la peau pâle et les cheveux bruns. Deux pas suffisent à rejoindre Adam. - Five quid that guy order something weird, like walnut milk or a fancy milkshake with odd flavours. - Faut bien faire passer le temps.

- Well at least I'm friendly, with or without the face that goes with it. I know a guy, art student, half-time barista, face of an angel, but will stab his colleagues in the back given the chance, even though they cover for him when his late...

Si Andrew s'était attendu à ce qu'il se laisse faire sans rien répondre... Il lui adressa un grand sourire moqueur avant de s'atteler à re-remplir les différentes bouteilles de sirops destinés à parfumer les boissons.

Sa tâche terminé, il revint vers le comptoir à la caisse, jetant un regard en biais vers son collègues qui piquait une tranche de gâteau dans la vitrine. Il se contenta de se diriger vers la caisse pour aller vérifier le chiffre de la journée, faisant comme si de rien était.

- Let's say I've seen nothing. See? Friendly. With or without the face.

Un client entra dans le coffee shop, et il se retourna vers lui en le saluant poliment, non sans répondre à Andrew au passage.

- Pari tenu. Je dis un Frappuccino caramel avec double dose d'expresso.

Et le type à la dégaine de vampire en costard addict à la caféine lui donna raison, en commandant exactement la boisson qu'il venait de décrire. Avantage de travailler à temps plein : il commençait à connaitre les habitudes de certains réguliers, dont l'homme qu'il était en train de servir faisait partie.

Il nota le prénom du client sur un gobelet en plastique, avant de le passer à Andrew avec un sourire triomphant pour le laisser préparer la boisson, puis de revenir vers la caisse pour encaisser la commande.

- You owe me five pounds now. Advantage: Full-time barista.

Le reste de leur journée s'écoula de la même manière, discussion tranquille entre deux clients, échange de piques et paris sur les commandes. Travailler avec Andrew avait cet avait cet avantage de faire passer le temps un peu plus vite. Ils s'entendaient suffisamment bien pour qu'il arrive à oublier un instant que son travail n'était pas exactement passionnant et qu'il aurait préféré être en voyage à l'autre bout de la galaxie avec le Prof et Spencer...

Les derniers clients étaient sortis et il terminait de compter la caisse. D'ici une dizaine de minutes, ils devraient pouvoir être sortis...

- Je vais poser ça au coffre, je te laisse faire le chocolat pour Sally?Comme ça plus qu'à nous changer, brancher l'alarme et on peut sortir...

Let's say I've seen nothing. See? Friendly. With or without the face. - You're too good. - Avais-je dis d'un ton exagérément révérencieux, me passant d'ajouter un "my good sir" pour éviter la répétition inutile. Acteur? Moi? Non, juste un voisin fantôme qui aime beaucoup lire.

J'ai regretté ce pari à la seconde où Adam a posé ses yeux sur l'hommes en costume, parce que j'ai vu immédiatement que je l'avais perdu. D'un autre côté, avec un teint pareil, un ou deux shots de caféine ne devrait pas lui faire de mal. Le sourire qu'Adam arbore a de quoi agacer, mais avec le client juste là, je ne peux me targuer que de quelques mots soufflés - So not friendly. - L'homme finalement servit, je m'essuie les doigts à mon tablier. - You owe me five pounds now. Advantage: Full-time barista. - The shift isn't over yet, full-time unfriendly faced barista. - Si encore c'était vrai, mais ce petit sourire sur ses lèvres prouve le contraire.

Au final, si ces paris auraient pu me couter cher et je n'ai certainement pas besoin de ça, ils ne me coutent que dix livres et un quart de mon cheesecake tout à fait légalement mis de côté. J'aurais pu en acheter deux ou trois avec ces dix livres, mais ç'aurait été moins amusant. Et un t-shirt, aussi. J'ai tâché le mien, allez savoir comment.
Et maintenant que la salle est vide et la rue bien plus calme, je m'attèle à laver le matériel pour qu'il soit prêt à l'utilisation, au matin. - Je vais poser ça au coffre, je te laisse faire le chocolat pour Sally? Comme ça plus qu'à nous changer, brancher l'alarme et on peut sortir... - Yep, on it. - En deux temps trois mouvements, rodé par ces quelques heures de boulot, le chocolat chaud avec extra crème fouettée est prêt, dans son sac, prêt à partir.

Je prends un instant pour laver ce qui restait et file enfin dans la pièce à l'arrière. C'est toujours un soulagement lorsqu'un service se termine, et le silence de la réserve a quelque chose d'apaisant, presque assommant. Comme si j'allais m'y endormir et passer la nuit là. - All good? - Dis-je à l'attention d'Adam lorsqu'il arrive, déjà libéré du tablier et entrain d'enfiler un t-shirt propre, fourré au fond de mon sac. En vérité, il est là depuis quelques jours, mais il a au moins l'avantage de ne pas être tâché. Il sent juste un peu... l'odeur de sac, avec un parfum discret de graphite. J'en ai toujours un en cas de soucis en cours avec de la peinture. Replaçant mes lunettes dérangées par le col blanc, j'attrape ma veste. - Ready when you are.

Le temps d'attacher la liasse de billets et de trier les pièces pour qu'elles soient plus faciles à recompter le lendemain, et de mettre le tout sous clé, il revint dans le lobby, en faisant un tour rapide pour vérifier que tout était en ordre avant qu'ils ne sortent. Il retourna ensuite dans le vestiaire-bureau qui constituait l'arrière-boutique et dénouant son tablier d'une main en ouvrant son casier de l'autre. Andrew de son côté finissait d'enfiler un t-shirt propre, déjà presque prêt à partir.

- So, how are things at uni?

Question sans doute un peu banale, mais demander des nouvelles de temps à autres lui semblaient être un bon moyen de s'intéresser à ses collègues, de briser un peu le côté strictement professionnel que pouvait parfois avoir ce genre de relations. Pas qu'Andrew soit spécifiquement du genre à garder une distance cordiale avec lui, cela-dit.

Pendant que son collègue lui répondait, il accrocha son tablier à un crochet prévu à cette effet à l'intérieur du casier, et fit passer son t-shirt au dessus de sa tête pour le troquer contre un propre, pendu à un cintre, puis s'assit sur une chaise qui trainait pour changer ses chaussures de travail contre une paire de baskets. Il enfila enfin une veste en jeans, puis referma la porte du meuble, dépourvue de cadenas. L'équipe était assez soudée pour qu'il leur fasse confiance, il était relativement sûr que personne n'aurait l'idée d'aller fouiller dans ses affaires. Et quand bien même c'eut été le cas, il ne gardait de toutes façons aucun objet de valeur sur place...

- Okay, ready. Let's go.

Il laissa Andrew récupérer le chocolat chaud de Sally, allant de son côté taper le code sur le petit cadrant de gestion de l'alarme de la boutique, attrapa son sac alors que l'appareil se mettait à biper rythmiquement, et rejoint l'autre barista qui était déjà sorti. Les gestes étaient rodés, un manège millimétré régi par l'habitude et duquel il s'éloignait peu. Il verrouilla enfin la porte, abaissa la grille et ils purent se mettre en route.

Le trajet se déroula rapidement, Sally n'habitant qu'à une quinzaine de minutes de leur lieu de travail, et ils l'occupèrent à parler de tout et rien, circulant au milieu de la foule de travailleurs londoniens rentrant chez eux en ce début de soirée.

Arrivant au pied de l'immeuble, Adam pressa le bouton de l'interphone correspondant à l'appartement de leur collègue. Il s'écoula quelques secondes avant que le haut parleur ne grésille et que la voix de la jeune femme ne réponde.

- Hi, it's the best colleagues in the known universe. Have you ordered  some special "begone flu" cocoa?

Prêt et pas moins bizarre que d'habitude, je me tiens debout, une main sur mon sac besace, tel un pilier inerte alors qu'Adam se change. Un pilier avec des yeux et un cerveau qui, face à ce dos nu, se retrouve cour circuité. - So, how are things at uni? - Hein? - Université. - Oh, right. - Dire quelque chose. - Well, you know, uni stuff. - S'il n'avait pas été face à moi, ma main se serait probablement écrasée sur mon front. - I get to spent most days drawing, or learn about drawing, so it's as awesome as ever. - Finis-je par articuler, ayant retrouvé quelques neurones fonctionnels. Chaussure une faite. Chaussure deux aussi. Il se lève. - Okay, ready. Let's go. - Yes, sir.

Ni une ni deux, je quitte mon état de pilier immobile et sort de la pièce pour attraper le petit sac en papier dans lequel le chocolat chaud est miraculeusement toujours chaud. Adam s'occupe d'activer l'alarme, fermer, et nous nous mettons en chemin. Slalomant entre les quelques passants, je suis obligé d'accélérer la cadence pour suivre ses satanées immenses jambes sans avoir à lui demander de ralentir. Nous discutons de tout et de rien, mais surtout, pas du travail. Je dois admettre que ça n'est pas arrivé souvent. Même parler de mes cours semble rare. Cela dit, lorsque nous arrivons à l'angle de la rue et apercevons l'immeuble, nous pressons le pas en silence.

Hi, it's the best colleagues in the known universe. Have you ordered  some special "begone flu" cocoa? - Heeey. - Un sourire bête étire mes lèvres, l'anticipation. - Oh... - C'est peut-être la surprise. Tout le monde n'aime pas ça. - I really can't see you right now. - Sa voix parait plus grave que d'habitude, mais peut-être est-ce son état, et l'effet de l'interphone. Le mien est tellement mal en point que les voix ont l'air robotiques. - I wouldn't want to make you sick. But thanks for co... - Elle tousse, fort. - Thanks for coming by. - L'interphone claque, comme si on avait immédiatement coupé la communication.

Sourire quelque peu fané, quoi que je puisse comprendre, je lève le nez vers Adam. - Well, that was quick. Did you put your unfriendly face in front of the camera? - Le taquiné-je, parfaitement conscient (après coup) de l'absence totale de caméra sur ce vieux clavier. Un air gamin sur le visage malgré tout, je pivote, pieds joints, en me balançant un peu, incertain de quoi faire. C'est là que mon regard accroche une silhouette. Le teint terne, la vieille femme porte une magnifique robe de soirée, si seulement elle n'était pas déchirée par endroit. - Hi... - La salué-je par reflexe, avant de réaliser. - ... iioutch. - Je change le sac en papier de main, simulant m'être taillé avec la anse fine. - Y͞o͡u͢r͜ ́fríen̡d̴ ͠isņ't͠ w̛e͘ļl. - Un frisson court dans mon dos. Je fronce les sourcils. - S̷h̕e'͢s͟ gree͞n̴, i͜t's ͡qui̷t̵e ódd ̀a͜c͜t͝u͡al̷l̨y̧.̢ - She's what now? - Brusquement, je sors mon téléphone et le colle à mon oreille. À l'envers. La fantôme hausse les épaules, blasée par l'éternité, et s'éloigne avec lenteur. L'écho de son unique chaussure claque dans la rue alors que je me retourne vers Adam. - Hmm... Actually, what would you say about going up anyway? She really didn't sound well to me. Besides, I'm never sick, I don't mind taking a risk.

La réponse de Sally à l'interphone le laissa immobile une bonne minute. Il pouvait comprendre qu'étant malade elle ne tienne pas particulièrement à voir du monde, mais il ne s'agissait dans le pire des cas que de lui laisser le chocolat chaud sur le pas de la porte, la saluer de loin, puis repartir et la laisser se reposer. Et la connaissant tout de même un peu, il s'étonnait de sa réaction.

- Okay, that was unexpected...

- Did you put your unfriendly face in front of the camera?

Il se retourna vers Andrew, les sourcils haussés dans une expression outrée.

- There's no camera. Maybe it's your lame "Heeeeey" that put her off...

S'il voulait le chercher...

Il sortit son téléphone pour envoyer un sms à Sally, en lui faisant part de son idée de juste laisser le chocolat sur le palier, et en lui demandant si elle avait besoin de quelque chose. Dans son dos, Andrew émit un son étrange et il lui jeta un coup d'oeil par dessus son épaule.

Ses sourcils se froncèrent en voyant son collègue se mettre à parler seul, avant que celui-ci ne sorte son téléphone et ne le colle, dans le mauvais sens, contre son oreille. Inutile d'être particulièrement brillant pour comprendre que l'étudiant en art prétendait avoir une conversation téléphonique pour masquer... Autre chose. La dernière remarque d'Andrew au sujet de Sally acheva de le convaincre.

- I don't mind taking the risk either. Are you sure your alright though?..

I don't mind taking the risk either. Are you sure your alright though?.. - Duh! Of course I'm alright! - Lâché-je un peu fort tout en rangeant mon téléphone. - She's just... not picking up. Now, would you mind moving your pretty ass out of the way so I can open that door? - Pourquoi a-t-il fallu qu'on me fasse si bizarre. Certains se murent dans le silence lorsqu'ils sont nerveux. D'autres se mettent à parler de tout et de rien, surtout de rien. Et il y a moi, qui devient une version bien trop flirty de moi-même pour détourner l'attention de tout le monde, y compris la mienne.

Passant devant Adam avant qu'il n'ait eu le temps de se pousser, j'observe avec une attention dévorante les noms sur les petits papiers. La plupart n'ont rien d'extraordinaire, écrits  en lettre bâton pour plus de clarté, et puis il y a celui-ci. L'écriture manuscrite est maladroite mais fine. Un "Mrs" en préfixe. J'appuie sur le bouton. Trois sonneries plus tard, la voix d'une femme d'un certain âge s'élève à travers le haut parleur. - Good evening. I am so sorry to bother you, but my friend who lives in your building is sick and she's not answering her phone. Would you mind opening the door? I'm sure she's ok but I'm worried. - Of course, dear. - Thank you. Sorry again. Have a good night. - Les multiples claquement sonores suggèrent qu'elle est déjà entrain d'appuyer sur le mauvais bouton. La porte finit par vibrer avant que le combiné ne soit raccroché mais j'attends qu'Adam referme derrière lui pour parler à nouveau. - It is not taking advantage of old people if I don't lie. Right?

Essayant de me concentrer sur le moment présent, je jette un œil aux boites aux lettres et repère son nom sur l'une d'elle, avec le numéro d'appartement. - Sixth floor. - Tête tournée vers le fond du hall et les premières marches d'un vieil escalier en colimaçon. - And no elevator. Because I didn't walk enough today. - Je ne sais pas sur qui je râle, mais l'image de cette femme en robe abimée me revient immédiatement. Si elle n'était pas intervenue, on serait probablement repartis. Mais si Sally va vraiment mal, quelques marches ne me tueront pas, si? En tant qu'artiste mal nourris qui passe plus de temps assit derrière un pupitre que sur ses deux pieds, lorsque nous atteignons le sixième étage, je suis encore en vie. En revanche, mon souffle est court et je suis prêt à cracher mes poumons. - How about you go knock. I'm right behind you.

Il continua de fixer Andrew de longues secondes avant de détourner les yeux. L'attitude de son collègue était assez inhabituelle, et l'impression d'être laissé sur le carreau concernant les raisons qui le poussaient à agir de la sorte ne lui plaisait que très moyennement.

Le stratagème de l'autre barista pour réussir à s'infiltrer  l'intérieur de l'immeuble ramena en revanche son attention sur celui-ci, et il lui adressa un regard un peu impressionné en le suivant à l'intérieur.

- It is not taking advantage of old people if I don't lie. Right?

- If it allows you to sleep at night, just keep telling yourself that.

Andrew repéra rapidement la boite aux lettres de leur collègue, identifiant l'étage auquel ils devaient se rendre et il se mirent à grimper les étages, Andrew râlant un peu contre l'absence d'ascenseur.

- How the hell did you manage to get her to trust you though? You didn't even give her Sally's name...

Avantage des grandes jambes et de lui même ne pas avoir d'ascenseur à disposition chez lui, il grimpa jusqu'au sixième sans trop de difficulté, s'arrêtant de temps à autre pour attendre Andrew qui semblait avoir du mal à suivre.

Lorsqu'ils furent enfin tous deux devant la porte de l'appartement de Sally, il adressa un petit sourire moqueur au barista à bout de souffle.

- Well, somebody needs to work on their cardio...

Reprenant un peu de sérieux, il se tourna enfin vers l'appartement de Sally et vint frapper quelques coups contre le battant.

- Uh... Sally?.. It's us again, one of your neighbours let us in... Are you sure you're alright? You sounded really... Well... Sick on the intercom...

Quelques secondes s'écoulèrent, sans réponse. Il jeta un coup d'oeil à Andrew par dessus son épaule avant de frapper deux nouveaux coups.

- Sally?..

Toujours rien pendant un long moment. Puis un bruit de métal, peut-être un ustensile accidentellement lâché au sol, suivi d'un choc sourd, comme celui qu'aurait émit quelqu'un en tombant. Il se retourna vivement vers Andrew, un pli inquiet barrant son front.

- Okay, if you want to confess that you're really good at picking locks, now would be a really good time.

Ne donnant qu'une réponse très approximative sur la façon dont je nous ai fais entrer, j'ai préféré conserver mon oxygène. Ça n'a jamais été une science exacte mais j'ai toujours été bon pour parler avec les gens. Et ce ne sont pas les quelques fantômes que j'ai aidé qui diront le contraire. L'écriture manuscrite maladroite suggérait une personne d'un certain âge, seule mais hésitante, donc pas antipathique. Et vu la couleur du papier, elle vivait là depuis longtemps, en comparaison aux noms imprimés sur papier blanc qui supposaient des locataires récents. Dans ces quartiers, je ne doute pas que bien des étudiants trouvent des appartements suffisamment abordables. Le reste était un risque, je suppose. Assumer que ce serait la petite vieille qui veille sur les petits jeunes, et pas la vieille aigrie qui déteste les bruyants et salissants gamins. Au final, nous atteignions l'étage voulu et c'est l'essentiel.

Well, somebody needs to work on their cardio... - Show off. - Lâché-je dans son dos alors qu'il frappait à la porte à la vieille peinture. - Uh... Sally?.. It's us again, one of your neighbours let us in... Are you sure you're alright? You sounded really... Well... Sick on the intercom... - Pas de réponse, il tourne un œil soucieux dans ma direction. Je hausse les épaules. - Sally?.. -  Rien. Le silence s'allonge et se fait plus pesant. J'ai presque l'impression de sentir le couloir se rétrécir autour de nous et ce n'est certainement pas cette ampoule tremblante qui aide. Et puis ce bruit métallique me fait sursauter et attraper l'avant-bras du brun. Puis ce choc sourd qui me fait lâcher prise et répondre à son inquiétude par l'empressement. - Okay, if you want to confess that you're really good at picking locks, now would be a really good time. - Duh. I'm part time student, part time barista, part time burglar.

Passé ce sarcasme évident, du mouvement attire mon regard. Cette femme à la robe bousillée, un peu plus loin dans le couloir. Au-dessus d'elle, l'ampoule vrille un peu plus mais son regard est rivé vers la porte, un air concerné sur le visage. Pourquoi est-elle encore là? Ou peut-être a-t-elle décidé de nous suivre? Ce ne serait pas la première. Mon regard attire finalement le sien et elle recule d'un pas. - Can you... - Soufflé-je en pointant discrètement la porte du doigt. Elle hésite un instant, m'observe et me jauge, une main sur l'abdomen, puis un air de détermination étincelle dans son regard. La seconde suivante, elle s'est volatilisée.

On entend le verrou tourner. Un claquement alors que le loquet se désengage. La porte s'entrouvre sous l'effet d'un courant d'air. Je jette un regard à Adam, interloqué non pas par l'ouverture de la porte mais parce que je pensais que la femme était partie. - Sally?! - Reprends-je presque immédiatement ensuite, poussant la porte pour entrer. Le petit appartement n'a rien n'extraordinaire. Un couloir mène à une unique pièce principale à l'un des murs agrémenté d'un minuscule carré cuisine. Un cube en métal jonche le sol, orné d'inscriptions étranges et pulsantes d'une lueur bleutée, à côté de Sally. Etendue sur le sol, les yeux fermés, ses cheveux sont imbibés de transpiration, elle tremble et son visage, quoi que j'ai été avertis, est coloré d'un vert soutenu. En fait, même ses mains on prit cette teinte. - What the...

La paume de ses mains était légèrement moite, son rythme cardiaque un peu plus élevé que d'ordinaire. Le trait d'humour d'Andrew ne parvint à lui tirer qu'un sourire un peu crispé. Il ne connaissait pas si bien Sally, leur amitié se limitait aux quatre murs du coffee shop, mais ça ne l'empêchait pas de l'apprécier et de s'inquiéter pour elle. La voix de la jeune femme à l'interphone n'avait rien eu de rassurant quant à son état, et la série de chocs qu'ils venaient d'entendre ne faisait rien pour vraiment arranger son inquiétude.

Andrew murmura quelque chose, mais malgré ses sens en parfait éveil, il ne parvint pas à capter les mots chuchotés, se contenant de suivre des yeux la direction vers laquelle regardait son collègue. Rangée de portes et papier-peint jauni. Rien de bien intéressant. Il s'apprêtait à questionner Andrew lorsque la porte de l'appartement s'ouvrit dans un déclic, sans prévenir.

- What the...

Andrew s'engouffra immédiatement dans l'appartement, coupant court à tout questionnement qu'il aurait pu soulever, et il ne lui fallu qu'une demi-seconde pour lui emboiter le pas et le rejoindre à l'intérieur. Le studio ne devait pas être beaucoup plus grand que le sien, bien que plus haut sous plafond en raison du toit en pente dans son propre logement. Un énième logement de jeune sans grands moyens, et qui aurait été parfaitement banale si la locataire des lieux n'avait pas été étendue au sol, le teint verdâtre et perlé de sueur, à côté d'un cube ornés de symboles étranges. Pas besoin d'avoir voyagé longtemps avec le Professeur pour deviner que l'objet n'appartenait pas à ce monde ou à cette époque.

Run.

Il s'était attendu à percevoir la voix dans son esprit, et ne tressaillit qu'à peine lorsque retentit. Quel que soit la nature du cube étrange, il devait être à l'origine de l'état de Sally, et y toucher n'était vraisemblablement pas la meilleure idée qui soit.

- Shit, stay back, that thing is probably dangerous.

Curieux comme seulement quelques semaines de voyage dans l'espace et dans le temps avec un alien et son militaire humain favori commençaient déjà à influer sur sa façon de réagir à des événements qui une poignée de mois plus tôt l'auraient sûrement laissé paralysé et l'auraient poussé à fuir. Pourtant son cerveau carburait déjà à plein régime, cherchant frénétiquement à trouver une solution à un problème dont il ignorait encore beaucoup trop d'inconnues.

- Okay, okay... Let's... Help me move her away from the cube. We're going to set her on the couch. Take her feet.

Shit, stay back, that thing is probably dangerous. - Je lève le nez dans sa direction, surpris par son inquiétude soudaine. - This is obviously a sci-fy table lamp. The girl has funky tastes. - Dis-je avec détachement, sur le ton de l'évidence, en pointant du doigt différents objets futuristes sur un bureau. - You need to chillax, sir. - Ajouté-je dans un sourire à la fois concerné et amusé. - Okay, okay... Let's... Help me move her away from the cube. We're going to set her on the couch. Take her feet. - Je prends ses pieds, taisant une plainte quand à son poids. Elle n'est pas spécialement lourde, je suis juste une brindille sans muscles. Adam, de son côté, n'a pas l'air de peiner. Je veille à la forme de ses bras avec attention.

Question, why is she green? - Dans ma tête, le meme "Oh my god you can't ask people why they're white" hurle, mais je l'ignore. Ce n'est pas le moment. Seulement à moitié inquiété par cette étrange couleur de peau, je m'assoie et pose une main sur son front. - She's burning up. - Dis-je en retirant ma main. - I didn't know she was into cosplay. She has antenas and all. - Ajouté-je en pointant du doigt deux petites antennes pointues en haut de son front, perdue dans ses cheveux. - Maybe some allergic reaction to the makeup? We should call an ambulance... - Dis-je en sortant mon téléphone pour taper le 112.

L'écran vacille. L'image s'assombrit. On entend un petit craquement et une fumée discrète s'échappe des points de jointures. - Come on! Why! - M'exclamé-je en levant le regard pour croiser celui de la femme à la robe déchirée. - It's the third phone this month! - Lancé-je comme une accusation plus que comme une plainte à l'univers. Ces conneries commencent à couter cher et je ne travaille pas dans ce café pour le plaisir de racheter des choses que j'ai déjà. - Can you call? Someone obviously doesn't want me to do it. - Je lance un regard noir au fantôme, trop agacé pour remarquer le regard insistant qu'elle lance au cube.